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mardi 2 juillet 2019

Episode 4 - La naissance fortuite de l'association Expérimentique ...

La vie est faite de rencontres, souvent surprenantes et inattendues ... Je retiendrai trois faits marquants en rapport avec les plans d'expérience durant mes premières années d'exercice.

Quelqu'un avait vendu la mèche ...

Je venais de rejoindre l'Ecole Supérieure de l'Energie et des Matériaux à Orléans. Alors que j'enseignais des éléments de mécanique des milieux continus, de mécanique des sols ou encore les base de la formulation des bétons hydrauliques auprès des étudiants de l'option Ressources et Travaux d'Aménagement, un vénérable collègue responsable de l'option relative au Génie des Matériaux m’interpella au détour d'un couloir. Il me proposa d'enseigner les plans d'expérience auprès de ses élèves car, lors des stages en entreprise, l'utilisation de cette démarche méthodologique revenait de façon assez récurrente. Je ne m'étais pas vanté d'avoir des notions dans ce domaine préférant mettre en avant ma formation initiale en génie civil. Comment pouvait-il donc savoir ? La réponse à cette interrogation tomba dans l'instant. Nous avions accueilli en entreprise un stagiaire dont la copine était étudiante dans l'école que je venais de rejoindre. Un oreiller avait servi à la transmission d'un modeste savoir et à dénoncer mes quelques connaissances. Je ne pouvais pas reculer devant l'évidence et il ne me restait plus qu'à accepter la proposition de ce cher collègue sous forme d'une vingtaine d'heures de travaux dirigés.

Quelques étudiants ont mis en pratique lors de leur stage les éléments de ce premier enseignement et les soutenances de stage, précédées par la lecture des rapports, m'ont permis d'échanger avec le monde industriel. Les informations disponibles étaient rares et peu accessibles spontanément ; elle provenaient essentiellement des publicités faites par les diffuseurs de logiciels dans des revues spécialisées et des livres qui commençaient à apparaître, les libraires ayant du mal à positionner les nouveaux opus dans un domaine bien particulier. Certains classaient les livres de plans d'expérience avec les ouvrages consacrés aux méthodes statistiques, d'autres les positionnaient dans les rayonnages consacrés à la qualité. Il n'y avait pas encore Internet sous la forme que l'on connaît aujourd'hui et la recherche d'articles renvoyait à des examens minutieux et fréquents de catalogues offrant des résumés. Certains prestataires de service proposaient bien des recherches par mots clés mais les tarifs étaient exorbitants. C'est au hasard des discussions avec un encadrant que j'appris l’existence d'un générateur de plans d'expérience, NEMROD (New Efficiency Method for Research using Optimal Design), développé par un universitaire marseillais connu pour sa séduisante faconde. Un peu comme dans une loge maçonnique, on ne pénétrait dans le domaine des plans d'expérience que lentement et par cooptation.

Les plans d'expérience, çà ne s'applique pas chez nous ...

De nombreux étudiants de l'option Ressources et Travaux d'Aménagement se destinaient au génie civil routier. Le laboratoire de recherche d'une entreprise de travaux routiers accueillait chaque année des stagiaires, en particulier pour le développement de nouveaux liants bitumineux. Seules des approches expérimentales permettaient de développer de nouvelles émulsions associant des bitumes et des polymères pour fabriquer des revêtements dans lesquels on introduisait des fibres de différentes natures et de différentes longueurs. Des approches systématiques mettant en oeuvre un très grand nombre de traitements expérimentaux m'incitèrent à poser la question lors d'une soutenance de stage : pourquoi n'utilisez-vous pas les plans d'expérience ? La réponse fut immédiate : çà ne s'applique pas chez nous. J'étais très perplexe car d'autres étudiants en stage dans une autre entreprise de la même zone industrielle de la proche banlieue parisienne appliquaient, avec succès, la méthode des plans d'expérience sur des sujets assez voisins. Était-ce une question de rue ou de code postal ?

Après avoir obtenu la même réponse alors que je posais la même question lors d'une autre soutenance de stage, j'ai proposé au directeur technique de l'entreprise de travaux routiers une analyse différente des résultats du stagiaire en extrayant de la base de données les quelques lignes qui permettaient d'estimer les effets des facteurs. Le tracé des effets principaux faisait apparaître plusieurs niveaux pour les facteurs traduisant le type de fibres et la longueur des fibres, ce qui surprit le directeur technique. Pour lui, et preuve à l'appui, les plans d'expérience ne permettaient de prendre en compte que des facteurs à deux niveaux. La preuve provenait d'un support de formation où la présentation des plans d'expérience était manuscrite et matricielle. Elle se limitait à l'étude de facteurs possédant deux niveaux ; les propriétés des matrices d'Hadamard y étaient largement exploitées. J'avais quelque part eu la chance de lire avec attention le livre de Michel Vigier (voir ici) paru en 1988 qui présentait le catalogue des arrangements orthogonaux associés à la méthode Taguchi et qui m'ouvrait ainsi de nouvelles perspectives d'application. L'année suivante, les stagiaires ont naturellement utilisé les plans d'expérience dans cette entreprise !

N'auriez-vous pas une idée pour organiser une journée technique ?

La technopole d'Orléans venait d'ériger sa nouvelle structure au milieu du campus universitaire arboré d'Orléans-la-Source et les enseignants furent rapidement mis à contribution pour proposer des idées de journées techniques afin d'attirer des industriels sur le campus. Une première journée portant sur les problèmes de compatibilité électromagnétique avait remporté un grand succès. J'ai répondu favorablement et doublement à la sollicitation de la technopole ; le premier thème portait sur une typologie des ponts sur la Loire et le second proposait une rencontre autour des plans d'expérience. Le directeur me reçut fort aimablement et m'orienta vers le muséum d'histoire naturelle d'Orléans et l'association Centre Sciences à propos du premier thème. De cette collaboration, naquit une exposition itinérante : le génie des ponts. Le second thème embarrassait mon interlocuteur qui avait besoin de plus d'explications et n'osait pas me répondre par la négative. Après avoir interrogé des partenaires industriels qui approuvèrent l'idée, on se lança dans l'organisation d'une journée technique à la fin du printemps 1996 : plus d'une centaine de participants assistèrent à cette journée. Ce fut un succès : l'association Expérimentique était née.

... la suite au prochain épisode ...

mardi 28 mai 2019

Episode 1 - Le lent façonnage des plans d’expérience au fil de l'histoire …


Dans le lit d’une rivière les cailloux ont rencontré des régimes torrentiels puis des écoulements laminaires pour finir leur trajectoire dans de paisibles zones lacustres. D’autres, plus fins, ont été transportés par le vent. Depuis la montagne génitrice où ces objets minéraux pouvaient présenter des arêtes vives jusqu’à leur destination finale parfois comme un objet de décoration présentant un relief adouci et poli, il a fallu beaucoup de temps et d’énergie traduits par les échelles géologiques que l’on apprend rarement avec passion dans un cycle d’étude … un peu comme les plans d’expérience que l’on apparente à des méthodes statistiques quelque peu complexes et rébarbatives. Le choc des cailloux entre eux, leur rencontre avec d’autres cailloux présentant des formes et des duretés différentes, la force de l’eau et des éléments, et parfois la main de l’homme ont contribué à ces transformations qui donnent l’apparence d’un état stable et rassurant. La roche abrupte a pris la forme d’un galet micacé ou d’un ellipsoïde veiné de marbre, géométries douces invitant parfois à la réflexion sinon à la méditation. On croît que leur évolution est achevée et qu’ils ont atteint une configuration définitive. Il n’en est rien car, à notre modeste et éphémère échelle, ces évolutions futures nous ne les verrons pas. Ce n’est pas grave car d’autres demain les observeront, les décriront et les compareront encore pour compléter l’histoire que nous avions commencé à écrire.

Qu’en est-il des plans d’expérience ?

Il en est de même pour les plans d’expérience. Ils sont nés au début du XXe siècle sous la définition qu’on leur donne aujourd’hui, même si les recherches et les développements nourris par l’expérience n’ont pas attendu les travaux de Ronald Fisher (1890-1962) dans un institut agronomique près de Londres, travaux qui ont donné naissance aux célèbres plans dits « en carré », qu’ils soient latins, gréco-latins ou encore hyper gréco-latins. La structure de ces plans d’expérience s’inspire des carrés magiques connus des chinois plusieurs siècles avant notre ère. Bien plus tard, en 1779, Leonhard Euler établit même une conjecture à leur propos en déclarant l’inexistence des carrés latins de rang 6, conjecture baptisée problème des 36 officiers. Cela relevait avant tout bien plus de la théorie des jeux que d’une approche expérimentale. Les plans d’expérience sous leur forme actuelle ont donc subi ou profité de nombreuses évolutions et adaptations depuis une centaine d’années. Si l’on en croit le nombre de publications académiques présentant des aspects théoriques stricto sensu, ils continuent à passionner les chercheurs. Si l’on en croit les publications présentant des applications concrètes qui alimentent chaque mois les revues scientifiques, force est de constater que leur usage est aujourd’hui largement répandu dans tous les secteurs industriels. On trouve même des applications surprenantes en marketing et en sciences humaines et sociales.

Comme pour les objets minéraux de l’introduction, les plans d’expériences ont profité de chocs, non pas mécaniques mais culturels. 

La contribution de Genichi Taguchi (1924-2012) au milieu du XXe siècle liée à sa rencontre fortuite avec Fisher et au développement technologique du Japon de l’après-guerre, offrira sans conteste au monde occidental des possibilités d’application des plans d’expérience dans le monde industriel. D’abord aux États-Unis puis en Europe, on a vu se développer les instituts des méthodes Taguchi, y compris en France où le greffe du tribunal de commerce de Nanterre signale une inscription en 1990. Si le déploiement des plans d’expérience dans le domaine de l’ingénierie robuste proche des secteurs de la mécanique et de l’électronique est dû à Taguchi, le secteur de la chimie a bénéficié des travaux de George Box (1919-2013) chimiste et statisticien américain dont on peut apprendre avec surprise qu’il avait épousé la fille de Ronald Fisher. Il a laissé son empreinte quand ce n’est pas son nom associé à celui d’autres chercheurs à des plans d’expérience tels les plans factoriels fractionnaires (plans de Box et Hunter), les plans composites centrés (plans de Box-Wilson) ou encore les plans de Box-Behnken. La chimie n’est pas en reste encore une fois grâce aux deux publications fondatrices d’Henry Scheffé (1907-1977) à propos des plans pour l’étude de mélanges, plans d’expérience dédiés aux problèmes de formulation : les plans de type simplex lattice design et de type simplex centroid design.

Tous ces objets mathématiques créés dans des espaces adimensionnels ont largement bénéficié des facilités d’accès aux calculs, tant pour la construction de nouveaux dispositifs que pour l’analyse des résultats et leur restitution, en particulier sous forme graphique. Les ordinateurs rares et modestes à leur début quand on les compare avec les moyens actuels, les machines à calculer jugées désuètes avec les quatre opérations arithmétiques ont toutefois permis de mettre en œuvre, certes avec lenteur, les principes de construction des plans d’expérience optimaux dont on accorde à Jack Kiefer (1924-1981) la paternité des critères et à Vladimir Fedorov celle des algorithmes de recherche. Puis sont apparus les logiciels nécessitant d’équiper, à la fin des années 80, les ordinateurs de coûteux coprocesseurs arithmétiques et qui aujourd’hui peuvent même être émulés à partir d’un smartphone pour une consommation immédiate sur le terrain expérimental. Les objets mathématiques sont ainsi passés petit à petit dans le monde industriel.

On aurait pu croire le chemin terminé et les produits aboutis puisque désormais accessibles, interfacés ou encore communicants. Il n’en est rien car en 2011, Bradley Jones et Christopher Nachtsheim ont ouvert une nouvelle page ou plutôt un nouveau chapitre. Dans une traduction rapide, le titre laisse à penser qu’il pourrait bien s’agir du dernier : definitive screening designs. Le titre est tout aussi original que le concept. Très vite des publications, des conférences, des mises à jour et des applications ont vu le jour. Par analogie avec l’espace géologique qui voit les objets minéraux évoluer à la suite d’un séisme brutal et inattendu, les plans d’expérience viennent de connaître un évènement que l’on jugera sans doute majeur dans leur histoire. Sur l’échelle des temps des plans d’expérience comme sur une échelle de Richter, on vient d’inscrire une nouvelle étape. Et si je projette les plans d’expérience sur une échelle géologique, je pense que le temps des découvertes n’est pas encore révolu …

... la suite au prochain épisode ...