Dans le lit d’une rivière les
cailloux ont rencontré des régimes torrentiels puis des écoulements laminaires
pour finir leur trajectoire dans de paisibles zones lacustres. D’autres, plus
fins, ont été transportés par le vent. Depuis la montagne génitrice où ces
objets minéraux pouvaient présenter des arêtes vives jusqu’à leur destination
finale parfois comme un objet de décoration présentant un relief adouci et
poli, il a fallu beaucoup de temps et d’énergie traduits par les échelles
géologiques que l’on apprend rarement avec passion dans un cycle d’étude … un
peu comme les plans d’expérience que l’on apparente à des méthodes statistiques
quelque peu complexes et rébarbatives. Le choc des cailloux entre eux, leur
rencontre avec d’autres cailloux présentant des formes et des duretés
différentes, la force de l’eau et des éléments, et parfois la main de l’homme
ont contribué à ces transformations qui donnent l’apparence d’un état stable et
rassurant. La roche abrupte a pris la forme d’un galet micacé ou d’un ellipsoïde
veiné de marbre, géométries douces invitant parfois à la réflexion sinon à la
méditation. On croît que leur évolution est achevée et qu’ils ont atteint une
configuration définitive. Il n’en est rien car, à notre modeste et éphémère
échelle, ces évolutions futures nous ne les verrons pas. Ce n’est pas grave car
d’autres demain les observeront, les décriront et les compareront encore pour
compléter l’histoire que nous avions commencé à écrire.
Qu’en est-il des plans d’expérience ?
Il en est de même pour les plans d’expérience. Ils sont nés
au début du XXe siècle
sous la définition qu’on leur donne aujourd’hui, même si les recherches et les
développements nourris par l’expérience n’ont pas attendu les travaux de Ronald
Fisher (1890-1962) dans un institut agronomique près de Londres, travaux qui
ont donné naissance aux célèbres plans dits « en carré », qu’ils
soient latins, gréco-latins ou encore hyper gréco-latins. La structure de ces
plans d’expérience s’inspire des carrés magiques connus des chinois plusieurs
siècles avant notre ère. Bien plus tard, en 1779, Leonhard Euler établit même
une conjecture à leur propos en déclarant l’inexistence des carrés latins de
rang 6, conjecture baptisée problème des 36 officiers. Cela
relevait avant tout bien plus de la théorie des jeux que d’une approche
expérimentale. Les plans d’expérience sous leur forme actuelle ont donc subi ou
profité de nombreuses évolutions et adaptations depuis une centaine d’années.
Si l’on en croit le nombre de publications académiques présentant des aspects
théoriques stricto sensu, ils
continuent à passionner les chercheurs. Si l’on en croit les publications
présentant des applications concrètes qui alimentent chaque mois les revues
scientifiques, force est de constater que leur usage est aujourd’hui largement
répandu dans tous les secteurs industriels. On trouve même des applications surprenantes
en marketing et en sciences humaines et sociales.
Comme pour les objets minéraux de l’introduction, les plans
d’expériences ont profité de chocs, non pas mécaniques mais culturels.
La
contribution de Genichi Taguchi (1924-2012) au milieu du XXe siècle liée à sa
rencontre fortuite avec Fisher et au développement technologique du Japon de
l’après-guerre, offrira sans conteste au monde occidental des possibilités
d’application des plans d’expérience dans le monde industriel. D’abord aux
États-Unis puis en Europe, on a vu se développer les instituts des méthodes
Taguchi, y compris en France où le greffe du tribunal de commerce de Nanterre
signale une inscription en 1990. Si le déploiement des plans d’expérience dans
le domaine de l’ingénierie robuste proche des secteurs de la mécanique et de
l’électronique est dû à Taguchi, le secteur de la chimie a bénéficié des
travaux de George Box (1919-2013) chimiste et statisticien américain dont on peut apprendre avec surprise qu’il avait épousé la fille de Ronald Fisher. Il a laissé son
empreinte quand ce n’est pas son nom associé à celui d’autres chercheurs à des
plans d’expérience tels les plans factoriels fractionnaires (plans de
Box et Hunter), les plans composites centrés (plans de Box-Wilson) ou encore les
plans de Box-Behnken. La chimie n’est pas en reste encore une fois grâce aux
deux publications fondatrices d’Henry Scheffé (1907-1977) à propos des plans
pour l’étude de mélanges, plans d’expérience dédiés aux problèmes de
formulation : les plans de type simplex
lattice design et de type simplex
centroid design.
Tous ces objets mathématiques créés dans des espaces
adimensionnels ont largement bénéficié des facilités d’accès aux calculs, tant
pour la construction de nouveaux dispositifs que pour l’analyse des résultats
et leur restitution, en particulier sous forme graphique. Les ordinateurs rares
et modestes à leur début quand on les compare avec les moyens actuels, les
machines à calculer jugées désuètes avec les quatre opérations arithmétiques
ont toutefois permis de mettre en œuvre, certes avec lenteur, les principes de
construction des plans d’expérience optimaux dont on accorde à Jack Kiefer
(1924-1981) la paternité des critères et à Vladimir Fedorov celle des
algorithmes de recherche. Puis sont
apparus les logiciels nécessitant d’équiper, à la fin des années 80, les ordinateurs de coûteux coprocesseurs arithmétiques et qui aujourd’hui peuvent même être
émulés à partir d’un smartphone pour une consommation immédiate sur le terrain
expérimental. Les objets mathématiques sont ainsi passés petit à petit dans le
monde industriel.
On aurait pu croire le chemin terminé et les produits
aboutis puisque désormais accessibles, interfacés ou encore communicants. Il
n’en est rien car en 2011, Bradley Jones et Christopher Nachtsheim ont ouvert
une nouvelle page ou plutôt un nouveau chapitre. Dans une traduction rapide, le
titre laisse à penser qu’il pourrait bien s’agir du dernier : definitive screening designs. Le titre
est tout aussi original que le concept. Très vite des publications, des
conférences, des mises à jour et des applications ont vu le jour. Par analogie
avec l’espace géologique qui voit les objets minéraux évoluer à la suite d’un
séisme brutal et inattendu, les plans d’expérience viennent de connaître un
évènement que l’on jugera sans doute majeur dans leur histoire. Sur l’échelle
des temps des plans d’expérience comme sur une échelle de Richter, on vient
d’inscrire une nouvelle étape. Et si je projette les plans d’expérience sur une
échelle géologique, je pense que le temps des découvertes n’est pas encore
révolu …
... la suite au prochain épisode ...
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