mardi 28 mai 2019

Episode 1 - Le lent façonnage des plans d’expérience au fil de l'histoire …


Dans le lit d’une rivière les cailloux ont rencontré des régimes torrentiels puis des écoulements laminaires pour finir leur trajectoire dans de paisibles zones lacustres. D’autres, plus fins, ont été transportés par le vent. Depuis la montagne génitrice où ces objets minéraux pouvaient présenter des arêtes vives jusqu’à leur destination finale parfois comme un objet de décoration présentant un relief adouci et poli, il a fallu beaucoup de temps et d’énergie traduits par les échelles géologiques que l’on apprend rarement avec passion dans un cycle d’étude … un peu comme les plans d’expérience que l’on apparente à des méthodes statistiques quelque peu complexes et rébarbatives. Le choc des cailloux entre eux, leur rencontre avec d’autres cailloux présentant des formes et des duretés différentes, la force de l’eau et des éléments, et parfois la main de l’homme ont contribué à ces transformations qui donnent l’apparence d’un état stable et rassurant. La roche abrupte a pris la forme d’un galet micacé ou d’un ellipsoïde veiné de marbre, géométries douces invitant parfois à la réflexion sinon à la méditation. On croît que leur évolution est achevée et qu’ils ont atteint une configuration définitive. Il n’en est rien car, à notre modeste et éphémère échelle, ces évolutions futures nous ne les verrons pas. Ce n’est pas grave car d’autres demain les observeront, les décriront et les compareront encore pour compléter l’histoire que nous avions commencé à écrire.

Qu’en est-il des plans d’expérience ?

Il en est de même pour les plans d’expérience. Ils sont nés au début du XXe siècle sous la définition qu’on leur donne aujourd’hui, même si les recherches et les développements nourris par l’expérience n’ont pas attendu les travaux de Ronald Fisher (1890-1962) dans un institut agronomique près de Londres, travaux qui ont donné naissance aux célèbres plans dits « en carré », qu’ils soient latins, gréco-latins ou encore hyper gréco-latins. La structure de ces plans d’expérience s’inspire des carrés magiques connus des chinois plusieurs siècles avant notre ère. Bien plus tard, en 1779, Leonhard Euler établit même une conjecture à leur propos en déclarant l’inexistence des carrés latins de rang 6, conjecture baptisée problème des 36 officiers. Cela relevait avant tout bien plus de la théorie des jeux que d’une approche expérimentale. Les plans d’expérience sous leur forme actuelle ont donc subi ou profité de nombreuses évolutions et adaptations depuis une centaine d’années. Si l’on en croit le nombre de publications académiques présentant des aspects théoriques stricto sensu, ils continuent à passionner les chercheurs. Si l’on en croit les publications présentant des applications concrètes qui alimentent chaque mois les revues scientifiques, force est de constater que leur usage est aujourd’hui largement répandu dans tous les secteurs industriels. On trouve même des applications surprenantes en marketing et en sciences humaines et sociales.

Comme pour les objets minéraux de l’introduction, les plans d’expériences ont profité de chocs, non pas mécaniques mais culturels. 

La contribution de Genichi Taguchi (1924-2012) au milieu du XXe siècle liée à sa rencontre fortuite avec Fisher et au développement technologique du Japon de l’après-guerre, offrira sans conteste au monde occidental des possibilités d’application des plans d’expérience dans le monde industriel. D’abord aux États-Unis puis en Europe, on a vu se développer les instituts des méthodes Taguchi, y compris en France où le greffe du tribunal de commerce de Nanterre signale une inscription en 1990. Si le déploiement des plans d’expérience dans le domaine de l’ingénierie robuste proche des secteurs de la mécanique et de l’électronique est dû à Taguchi, le secteur de la chimie a bénéficié des travaux de George Box (1919-2013) chimiste et statisticien américain dont on peut apprendre avec surprise qu’il avait épousé la fille de Ronald Fisher. Il a laissé son empreinte quand ce n’est pas son nom associé à celui d’autres chercheurs à des plans d’expérience tels les plans factoriels fractionnaires (plans de Box et Hunter), les plans composites centrés (plans de Box-Wilson) ou encore les plans de Box-Behnken. La chimie n’est pas en reste encore une fois grâce aux deux publications fondatrices d’Henry Scheffé (1907-1977) à propos des plans pour l’étude de mélanges, plans d’expérience dédiés aux problèmes de formulation : les plans de type simplex lattice design et de type simplex centroid design.

Tous ces objets mathématiques créés dans des espaces adimensionnels ont largement bénéficié des facilités d’accès aux calculs, tant pour la construction de nouveaux dispositifs que pour l’analyse des résultats et leur restitution, en particulier sous forme graphique. Les ordinateurs rares et modestes à leur début quand on les compare avec les moyens actuels, les machines à calculer jugées désuètes avec les quatre opérations arithmétiques ont toutefois permis de mettre en œuvre, certes avec lenteur, les principes de construction des plans d’expérience optimaux dont on accorde à Jack Kiefer (1924-1981) la paternité des critères et à Vladimir Fedorov celle des algorithmes de recherche. Puis sont apparus les logiciels nécessitant d’équiper, à la fin des années 80, les ordinateurs de coûteux coprocesseurs arithmétiques et qui aujourd’hui peuvent même être émulés à partir d’un smartphone pour une consommation immédiate sur le terrain expérimental. Les objets mathématiques sont ainsi passés petit à petit dans le monde industriel.

On aurait pu croire le chemin terminé et les produits aboutis puisque désormais accessibles, interfacés ou encore communicants. Il n’en est rien car en 2011, Bradley Jones et Christopher Nachtsheim ont ouvert une nouvelle page ou plutôt un nouveau chapitre. Dans une traduction rapide, le titre laisse à penser qu’il pourrait bien s’agir du dernier : definitive screening designs. Le titre est tout aussi original que le concept. Très vite des publications, des conférences, des mises à jour et des applications ont vu le jour. Par analogie avec l’espace géologique qui voit les objets minéraux évoluer à la suite d’un séisme brutal et inattendu, les plans d’expérience viennent de connaître un évènement que l’on jugera sans doute majeur dans leur histoire. Sur l’échelle des temps des plans d’expérience comme sur une échelle de Richter, on vient d’inscrire une nouvelle étape. Et si je projette les plans d’expérience sur une échelle géologique, je pense que le temps des découvertes n’est pas encore révolu …

... la suite au prochain épisode ...

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